La triple crise que nous traversons (sanitaire, sociale, économique) est la plus spectaculaire (pour l’instant) d’une série qui, sans aucun doute, n’est pas près de s’arrêter. Il paraît en effet difficilement imaginable que nous ne soyons pas entrés dans un cycle de longue durée qui, aux crises cycliques du capitalisme ajoutent des épidémies de diverses natures et des crises environnementales, conséquences de la rencontre entre des épisodes parfois extrêmes et nos nouvelles vulnérabilités.

Si l’on accepte cette perspective, c’est bien la fin des lendemains qui chantent ou d’une certaine conception du progrès. C’est là que la situation d’urgence sanitaire et économique rejoint la question climatique et environnementale : la question de l’adaptation de nos sociétés à un état d’instabilité ponctué d’épisodes extrêmes devient centrale pour toutes les activités humaines, alors que nous étions habitués à considérer les temps de crise comme « un mauvais moment à passer »

 

CORONAVIRUS : REGARDS SUR UNE CRISE
Terra Nova | Vivre avec la crise : quels enseignements pour les politiques territoriales ?
11 mai 2020 | Par Daniel BEHAR, Sacha CZERTOK, Xavier DESJARDINS, Philippe ESTEBE, Mathilde MARCHAND, Jules PETER JAN, Martin VANIER, Coopérative Acadie, collectif de consultants chercheurs dans le domaine des politiques territoriales

 

La série de contributions “Coronavirus : regards sur une crise” de Terra Nova s’efforce de mettre en partage des réflexions, témoignages et questionnements suscités par la pandémie de Covid-19 et ses multiples conséquences. Nous avons souhaité à cette occasion ouvrir nos pages à de nombreux partenaires extérieurs d’horizons variés, témoins, acteurs, experts et constituer ainsi un laboratoire intellectuel à ciel ouvert. Les idées qui y sont exposées ne reflètent pas toutes les positions collectives de Terra Nova.

 

 

LES POLITIQUES PUBLIQUES TERRITORIALES AU RÉVÉLATEUR DE LA CRISE

Avant de se projeter dans « le monde d’après », qui n’est bien souvent que la reprise des propositions et des utopies issues du « monde d’avant », il importe de s’intéresser au « monde de maintenant », c’est-à-dire à ce qui se passe aujourd’hui, à la façon dont nos sociétés et nos institutions font face.Les politiques publiques territoriales font partie de ces secteurs de l’activité humaine qui se sont trouvés fortement bouleversés par l’urgence sanitaire, économique et sociale. Celle-ci montre à la fois les fortes différences entre territoires et l’enjeu de la continuité des politiques publiques, du national au local.  Les politiques territoriales constituent un laboratoire des « effets de révélation » d’une situation d’urgence inédite dont nous pensons qu’elle est appelée à se renouveler, sous des formes encore imprévisibles. En ce sens, la situation actuelle permet de penser ce que pourrait être « le monde d’après ». Comprendre ce qui se passe aujourd’hui est peut-être la meilleure façon de penser « l’après ».

Il ne s’agit pas d’évaluer l’action des pouvoirs publics pendant la crise épidémique mais de mettre celle-ci à profit, car elle éprouve nos institutions et organisations, pour en tirer des enseignements plus généraux, de nature à tracer des lignes d’évolution possible, en termes de répartition des responsabilités, de logiques de solidarité et de capacité d’agir. La situation d’urgence nous permet d’affiner trois registres de lectures qui fondent les politiques publiques territoriales  : le fonctionnement du système État-collectivités locales ; le rapport des politiques publiques territoriales à la société, à ses initiatives et aux inégalités et vulnérabilités de celle-ci  ; l’importance des interdépendances et solidarités entre territoires.

 

 

ETAT ET COLLECTIVITÉS LOCALES : DE LA CHAÎNE DE COMMANDEMENT À LA CHAÎNE DE CONTRIBUTION À L’ACTION PUBLIQUE

La situation d’urgence et de crise montre à quel point nos institutions nationales et locales sont imbriquées. Le débat revient sans cesse autour des notions de centralisation et de décentralisation. Or, il semble que les échelons sont véritablement interdépendants, en dépit des blocs de compétences répartis entre les échelons.

Ceci met fortement en cause le modèle qui est censé prévaloir depuis l’origine du processus de décentralisation initiée dans les années 1980, à savoir la spécialisation des échelons (les missions «  régaliennes  », les compétences régionales, départementales et locales). Tout autant que la chaîne de commandement, ce qui apparaît, c’est l’importance de la solidité et de l’efficacité des chaînes de production des biens collectifs.

Le maintien et le fonctionnement des services en réseau apparaît comme essentiel pour le fonctionnement, même ralenti, de la vie sociale et économique : eau, assainissement, collecte et traitement des déchets, transports publics. Même si cela s’est fait parfois dans la douleur, ces services en réseau ont tenu, ce qui est d’autant plus remarquable que les agents de ces services comptent parmi les plus exposés dans la période.

Or la production de ces services met toujours en jeu une chaîne complexe, et parfois longue d’acteurs, où, dans la plupart des cas, on trouve des services et des agences de l’Etat, des entreprises publiques et privées, et la plupart des échelons de collectivités territoriales. D’où l’intérêt de penser la question des services dans le registre de la finalité plutôt que celui du statut et de son affectation à tel ou tel échelon, et de réfléchir non plus en termes de spécialisation et de monopole de compétence mais en termes de capacité contributive de chaque acteur institutionnel ou privé à la production des biens et services collectifs. Il s’agit là d’une leçon à portée plus générale : où trouver les capacités pour une gestion politique de l’ensemble des acteurs, liés entre eux par une même finalité, celle de la production d’un bien ou service de qualité, maintenu en temps d’urgence ? Ce savoir-faire ne peut, à l’évidence, être réparti juridiquement entre les échelons. Il ne peut non plus se résumer à une gestion monopolistique et technique des réseaux. C’est une capacité que devraient désormais intégrer l’ensemble des institutions, décentralisées ou déconcentrées, plutôt que d’attendre le décret ou la circulaire qui va décrire par le menu la « marche à suivre » dans chaque domaine.

Ainsi, l’articulation des échelons décentralisés (région, département, bloc local), entre eux et avec l’État relève moins de la répartition des compétences sectorielles que de la capacité à agir de chacun et du type de valeur qu’il apporte dans la chaîne de production. Dans ces chaînes de production et de valeurs s’imbriquent au moins deux registres fonctionnels : celui de la capacité technique à maintenir les prestations collectives ; celui de la capacité à tenir une parole politique et à assurer les médiations nécessaires avec les autres échelons et avec les acteurs sociaux et économiques. Ces capacités sont inégalement réparties, ou plus exactement, elles ne suivent pas les catégories bien ordonnées de la « division du travail » entre collectivités. D’une manière générale, quel que soit le niveau d’implication des institutions et le degré de mobilisation, voire de dévouement des acteurs, la crise révèle le défaut d’articulation entre les institutions porteuses de ces capacités. Ici, c’est à un mode d’emploi de la décentralisation qu’il conviendrait de réfléchir collectivement, pour en finir avec un mode de fonctionnement en accordéon où l’État prend la main et efface les acteurs territoriaux pour ensuite venir les solliciter dans des grand-messes médiatisées célébrant les élus « en première ligne ».

 

AGIR AVEC LA SOCIÉTÉ : DES POLITIQUES PUBLIQUES À LA PRODUCTION DES SERVICES ET BIENS COMMUNS

La période a été propice aux constats des limites des politiques publiques dans la réponse sociale à la crise. D’un côté on dénonce les fortes inégalités qu’elle révèle, de l’autre on célèbre les initiatives citoyennes, à hauteur des manques réels ou supposés de la puissance publique.

Sans toutes les creuser, la crise révèle avec vigueur les inégalités et les vulnérabilités. En situation «  ordinaire  », les inégalités de revenu sont plus ou moins bien atténuées par un dispositif de redistribution qui permet à la grande majorité des personnes de travailler, de se nourrir et se vêtir, de se loger, d’avoir accès à des moyens de mobilité. En temps ordinaires encore, les services (éducation, culture, sports) viennent (incomplètement) compenser les capacités différentielles des ménages. En temps de crise et de confinement, dès lors que ces prestations ne sont plus assurées ou le sont moins, les compensations ne se font pas. Avoir ou non des pièces qui permettent à chaque membre d’un ménage de s’isoler,    bénéficier d’un balcon ou d’un jardin, accéder et savoir utiliser des moyens de communication physique ou numérique deviennent décisifs. En situation de crise, les politiques publiques ne peuvent pas répondre à l’ensemble de ces besoins. La réponse passe généralement par des secours d’urgence (bons alimentaires, distribution de repas, équipements informatiques). Cette réponse reste limitée et ne fait souvent que renvoyer les individus à leur condition.

Plus croîtront les risques de tous ordres, plus les vulnérabilités différenciées se révèleront fortes. Il nous faut donc envisager un moyen de sortir par le haut du face-à-face entre vulnérabilités et secours.

La bonne réponse, on l’a vu en plusieurs endroits, réside dans des propositions qui insèrent ou maintiennent les personnes et les ménages les plus vulnérables dans des réseaux de production collective. Ceci peut conduire à des actions différenciées par territoire (par exemple, ciblées sur des quartiers populaires, sur des territoires particulièrement vulnérables du fait de leur situation géographique, ou sur des catégories particulières). A titre d’illustration, on peut envisager le maintien de la scolarisation pour le quart des élèves les plus défavorisés, des propositions de vacances dédiées aux enfants des quartiers populaires, l’accès contrôlé aux médiathèques pour ceux qui n’ont pas d’équipement numérique à la maison, des moyens de déplacement mis à disposition de ceux qui doivent aller travailler…

Plus fondamentalement, l’adaptation aux crises suppose de penser différemment le rôle du social. Alors qu’il faut toujours partager les « fruits de la croissance », l’anticipation ou l’adaptation aux crises actuelles appellent à construire le consentement à des raretés. Il faut consentir à la rareté des énergies fossiles pour limiter le changement climatique, à la rareté des sols artificialisés pour préserver la biodiversité, à la rareté des déplacements lors de l’actuelle crise sanitaire. La distribution sociale des effets de ses raretés choisies est souvent loin d’être juste. Constater que les mécanismes de solidarité « classique » fonctionnent toujours ne suffit pas pour convaincre que les efforts que ces raretés nécessitent ne sont pas équitablement répartis. Les gilets jaunes l’ont suffisamment dénoncé quand c’est par le prix que le gouvernement a voulu raréfier l’usage du carburant (et non, par exemple, par un quota « carbone » également distribué par tête). Demain, certains dénonceront certainement la cherté immobilière provoquée par le «  zéro artificialisation  ». Raréfier temporairement les déplacements comme avec le confinement n’a pas les mêmes conséquences sur la scolarité ou les trajectoires professionnelles selon les milieux et les lieux. Bref, une nouvelle grammaire de la lutte contre les inégalités sociales est à inventer. Elle ne pourra que très difficilement se construire sans une articulation étroite du national et du local. En effet, elle ne peut se bâtir uniquement sur des catégories administratives : elle nécessite une attention à toutes les vulnérabilités, qui sont toujours singulières et circonstanciées.

Le deuxième angle est celui de la capacité des politiques d’accueillir les initiatives et mobilisations de toutes sortes qui éclosent dans les périodes de crise — et audelà. Ces initiatives ne se jouent pas seulement dans la sphère de société civile, elles peuvent aussi surgir au sein de la fonction publique nationale et territoriale, des partenaires des politiques publiques, etc. Accueillir ne signifie pas seulement subventionner ou accorder quelque licence, mais intégrer à titre provisoire ou durable ces initiatives ou innovations de crise dans les chaînes de production des politiques publiques. Le secteur privé est depuis longtemps un acteur majeur des politiques publiques : éducation, santé, action sociale, justice, culture et même agriculture ; la plupart des services collectifs sont exercées par des entreprises privées dans le cadre de concessions ; les entreprises de bâtiment et de travaux publics sont des partenaires de l’investissement publics. Le public et le privé sont aussi imbriqués que les différents échelons politico-administratifs.

L’économie peut être grossièrement divisée en trois sphères selon leur mode de relation avec les acteurs locaux : l’économie « locale », celle du careet des circuits courts à recréer ; l’économie des services en réseau nécessaires au fonctionnement territorial (transport, déchet, eau, etc.)  enfin, l’  «  économiemonde » (pour reprendre la formule de Braudel).

A chacune correspond un mode de relation : le soutien pour la première, la régie ou l’encadrement par des concessions ou des contrats pour la seconde, enfin la présentation de ses plus beaux atours pour attirer la troisième (qualité des infrastructures et de l’éducation, locaux d’activités, etc.) sans interventions autres que normatives sur les chaines de valeur. Les pénuries de médicaments, de masques ou encore de respirateurs, et surtout l’incapacité locale à produire ces biens remettent fortement en question cette approche en trois sphères du monde productif.  Comment, au-delà des cahiers des charges de concessions et des appels d’offre, aller vers une véritable coproduction et s’appuyer sur les capacités d’adaptation et d’innovation qui peuvent surgir en période de crise ? Comment donner des prises locales face à l’économie-monde ? Une piste réside peut-être dans l’introduction de la notion de biens communs (ou de communs) dans les politiques publiques territoriales, comme cela est le cas dans certaines cultures de gestion publique.

 

ENTRE GLOBALISATION ET PROXIMITÉ  : INTERDÉPENDANCES, TENSIONS ET ALLIANCES TERRITORIALES

Enfin, la crise donne à voir les différences de vulnérabilité et de rebond des territoires, mais aussi leurs fortes interrelations : la crise a révélé surtout révélé l’hyper-connexion du monde. Informations, marchandises et capitaux ont continué à circuler presque aussi intensément que d’habitude. Ce qui est vrai à l’échelle mondiale entre pays, l’est tout autant à l’échelle nationale entre territoires d’un même pays : dépendances dans la diffusion différenciée du virus et de la maladie, dépendances objectives en termes d’approvisionnement, de ressources, de localisation des capacités de soigner, de mobilité, de niveau d’équipement, etc.

En temps de crise, ces dépendances révèlent des besoins de construction de chaînes de solidarités solides entre territoires pour le partage des ressources et des capacités d’agir : les TGV et vols sanitaires en France et avec les pays voisins en sont une illustration spectaculaire. Elles entraînent, « en même temps » les fortes concurrences qui existent entre gouvernements territoriaux, lorsque par exemple les collectivités et l’État se font concurrence pour obtenir des masques et contribuent à alimenter la spéculation.

Ces trois dimensions (dépendances/solidarités/concurrences) sont présentes dans toute relation entre territoires. Elles montrent l’importance de l’interterritorialité, comme dimension déterminante, et quotidienne, de toute politique publique territoriale.

Paradoxalement, alors que pour une bonne part, ces dépendances territoriales reposent sur la mobilité des biens, des services et des personnes, sa nécessaire intégration dans les politiques publiques en temps « ordinaires » apparaît dans toute sa nécessité. Les relations interterritoriales, on l’a dit, sont complexes et agrègent aussi bien des dépendances objectives que des relations de solidarité (visible ou invisible) ou de concurrences. Les périodes de crise ne se résolvent pas uniquement dans la proximité, même par temps de confinement. La qualité des biens communs devra reposer sur des alliances territoriales.

La crise doit nous conduire à imaginer les règles et les méthodes qui permettent de construire ces relations interterritoriales comme une ressource de toute politique publique, qui ne se joue pas uniquement dans le registre de subsidiarité mais qui concerne chaque échelle politiques. On peut, à titre d’illustration, imaginer des conventions de cohérence et de solidarités entre territoires dans des espaces à dimension variable (bassin de vie, espace métropolitain…) mettant en valeur les différentes interactions entre les politiques publiques de chaque partie, posant des principes de coordination et d’harmonisation, notamment des plans de sauvegarde des services pour les temps de crise.

 

 

TROIS DÉFIS POUR DES POLITIQUES PUBLIQUES TERRITORIALES RÉSILIENTES

L‘urgence dicte des réponses qui doivent rester passagères  : restriction des libertés publiques, mesures financières exceptionnelles, etc. Elle agit aussi comme un révélateur de long terme sur notre modèle de politique publique et elle ouvre des pistes pour des transformations de moyen/long terme. Ces pistes peuvent constituer une feuille de route des politiques territoriales résilientes.

Au-delà du moment que nous traversons et qui, sous des formes diverses est appelé à se prolonger ou se répéter, l’enseignement principal, pour nous, est que la résilience des territoires s’appuie sur une claire conscience de leurs dépendances  : dépendances internes au système politico-administratif, dépendance entre le système lui-même et les sociétés locales, dépendances horizontales entre territoires, proches ou lointain.

La prise en compte de ces dépendances ne viendra pas uniquement d’une nouvelle répartition ou dévolution de compétences entre les échelons, mais beaucoup plus d’un mode d’emploi de l’exercice du pouvoir local portant de nouvelles capacités :

Au-delà de la spécialisation, la capacité d’articuler non seulement les échelons mais aussi les fonctions politiques et techniques de chacun, de façon à renforcer les chaînes de production ; au-delà des compétences publiques, la capacité à articuler réponse publique et capacités de la société pour maintenir des réseaux collectifs face à l’accroissement des vulnérabilités en temps de crise ; au-delà des territoires, la capacité à construire les réseaux d’alliance et de coopération entre eux.

Il nous semble qu’il y a là matière à penser pour une société qui entreprendrait la « fabrique des transitions », en pleine conscience que c’est bien dans le monde d’aujourd’hui que se construit le monde de demain.