Un étrange confinement : le point de vue d’Emmanuel Roux, dirigeant d’entreprise, haut fonctionnaire et essayiste, (dernier ouvrage paru : La cité évanouie. Au-delà du progressisme et du populisme, septembre 2019, éditions de l’Escargot) sur la crise sanitaire inédite que nous vivons et ses bouleversements.

 

S’exprimer « à chaud » sur l’épidémie du COVID-19 et l’ébranlement que cela cause dans le monde entier nécessite, avant toute chose, d’avertir l’éventuel lecteur que les lignes ci-dessous ne sont pas, et délibérément, celles d’un « expert », du moins pas de quelqu’un qui, en dépit de sa légitimité à assumer ce statut, versera au débat une quelconque expertise de sachant. Je m’exprime comme un citoyen sidéré, en proie à la stupeur, à l’incompréhension, parfois à un peu de colère aussi, il faut bien le dire. Je sais aussi qu’il faut entourer une prise de parole des vertus élémentaires à ce temps de bouleversement : de l’humilité, de l’indulgence et de la mesure ainsi que de la probité intellectuelle et une conscience de nos limites.

Humilité face un événement sans précédent, que personne n’a vu venir, qui déjoue toutes nos protections, qui submerge nos digues. Nous nous croyions sortis de l’Histoire et de ses cycles, des paniques de nos ancêtres face aux pandémies. Comment en sommes-nous arrivés à peu près partout sur la planète, et quels que soient les régimes, démocratiques ou non, les différences de culture, à n’avoir plus d’autres recours que de décréter de toute urgence le recours à une solution qui nous ramène au temps des grandes pestes et qui aura par elle-même des conséquences tragiques sur la santé de centaines de millions de personnes, sans compter les conséquences sanitaires induites d’une dépression économique dont on voit déjà les premiers millions de chômeurs outre Atlantique ?

Quelle « étrange défaite » de logistique, de prévention et d’allocation de moyens à l’épidémiologie et à la virologie que ce confinement  massif ! Qu’écriront les historiens du XXIe siècle ?
Indulgence face à celles et ceux qui gouvernent. C’est si difficile de gouverner, de tenir le bateau dans la tempête, d’arbitrer, de choisir. La loyauté est le premier de nos devoirs civiques. N’ayons aucun doute sur le fait que ceux et celles qui gouvernent donnent le meilleur d’eux-mêmes. Pour ma part, j’en fais un postulat que je ne veux pas interroger à ce stade. Il n’y a pas d’autre choix que faire confiance même si nous nous posons beaucoup de questions (comment a-t-on pu voter le 15 mars, par exemple ? Comment un ministre de l’action sanitaire publique a-t-il pu quitter ses fonctions pour faire campagne et multiplier les « interactions » sociales ?). Nous aurons à nous interroger sur l’action publique, mais il faut aujourd’hui refuser les polémiques de mauvais aloi et le discours convenu sur les élites qui auraient failli et les clercs qui auraient trahi. La réponse populiste est la plus anticivique qui soit.

Mesure enfin, en ces temps d’héroïsme médical. D’abord « ne pas nuire » ; geste modeste mais sûr. « Il y a des choses qui dépendent de moi et d’autres qui n’en dépendent pas » disent les stoïciens. Alors je me replie sur ce qui en dépend et à ma place, de là où je suis, j’ajoute ma petite pierre au grand édifice. Mais mesure aussi de la raison, de la science, en ces temps où c’est à la télévision qu’on débat des meilleurs traitements.

J’aurais pu citer d’autres vertus : sollicitude, générosité, reconnaissance, entraide. J’aurais pu parler du doute, de la conscience de l’incertain, de la fragilité. Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit. Des vertus réparatrices pour demain, retisser les liens de l’amitié et de la civilité. La protection des faibles est le devoir moral et politique des forts, car ce sont les faibles qui paient le prix de la pandémie. L’aspiration d’un peuple qui veut retrouver le chemin de l’humanité essentielle. Ce qui est certain, c’est que nous savons désormais où sont les priorités d’une société et d’une civilisation. Des attentats de New York, il était sorti la guerre  ; de la crise des  subprimes, l’impunité du capitalisme financier, l’affaiblissement des Etats souverains et la montée des régimes autoritaires. Du Covid sortira-t-il un nouveau « conseil national de la résistance » ? Est-ce à cette hauteur historique que les choses vont se jouer ? On peut, on doit l’espérer, mais nos divisions menacent la sortie de crise.

Cela dépend au fond de la manière dont on veut poser la question.

Comment le trafic d’animaux sauvages a-t-il abouti à cette gigantesque destruction de valeur économique et cette suspension de la première des libertés publiques, celle d’aller et venir ? Mais en fait, pour tout dire, l’origine et l’interaction des causes sont connues. Commerce d’animaux sauvages, destruction des milieux naturels, extension des activités des cultures et des élevages au contact du monde sauvage, facteurs de propagation à grande échelle avec la circulation effrénée des touristes, la défaillance des systèmes de protection combinée avec une indifférence aux enjeux publics (au premier chef les enjeux sanitaires). Mais maintenant comment échapperons-nous à ce virus mistigri  ? Comment fera-t-on pour retrouver le cours de nos vies si le virus reste actif ailleurs ? Quand des territoires (je ne dis même pas des pays) auront vaincu le Covid 19 alors que d’autres n’en seront pas sortis  ? Va-t-on fermer les frontières  pour se protéger  ? Que répondre alors à ceux qui étendront le raisonnement à l’économie ? Et la mondialisation ? La mesure, c’est aussi de savoir tordre le bâton dans l’autre sens pour revenir à l’équilibre. Au fond, cette crise sanitaire mondiale ne nous dit-elle pas qu’il faut tourner la page de la mondialisation telle qu’on la connaît depuis quarante ans ?

La mondialisation, ou pour l’appeler autrement, une nouvelle division du travail à l’échelle du monde, un impérialisme débridé, un néomercantilisme à plusieurs, sous le contrôle du capitalisme financier ; cette mondialisation qui a fait craquer l’emprise des souverainetés étatiques sur leurs territoires, qui a fragilisé les corps sociaux, rendu le monde ingouvernable par l’explosion de flux sans contrôle, qui a défini le monde comme un terrain de jeu disponible partout et pour tout le monde, nourri d’un hybris de dérèglementation et d’avidité, qui a sapé nos équilibres pour un bien-être collectif relatif (et mesuré par quoi  ?), cette mondialisation-là, qui dissout les communautés civiques particulières dans ses réseaux sociaux, son  globish, sa consommation désintermédiée, qui suscite quasiment partout des réactions autoritaires et identitaires, en voulons-nous encore ?

Allons encore un peu plus loin, pour nourrir une saine controverse. La mondialisation (ou globalisation ou globalisation financière peu importe, au fond c’est l’intensification des échanges économiques et la mise en concurrence des territoires sous le contrôle du capitalisme financier), le flux sans la règle commune, l’enrichissement sans la responsabilité, la somme de petits gestes « rationnels » qui détruisent la valeur de nos écosystèmes vitaux collectifs, le « divin » marché, la sécession des riches, la relégation des pauvres, tout ceci ne nous a-t-il pas  désarmé et détourné de l’essentiel ? La mondialisation est la fausse conscience qui non seulement ne voit pas mais ignore les armées du prolétariat et du sous-prolétariat moderne.

Or quand tout s’écroule, qui se trouve en première ligne ? Nous étions déjà de plus en plus nombreux à savoir, à sentir que quelque chose ne tournait pas très rond. Maintenant nous savons que le mindset de la mondialisation, cette croyance naïve que rien n’est plus créateur de valeur qu’une société dans laquelle chacun maximise la recherche de son intérêt individuel, enfante des catastrophes et nous désarme pour y faire face. Un virus qui traverse la planète et sème le chaos nous fait réaliser notre extrême interdépendance nationale, européenne et planétaire, et que notre monde n’est pas doté des mécanismes minimums de concertation nécessaires pour gérer cette interdépendance vitale. De quelle mondialisation parle-t-on ?

Remettre aussi à leur place les experts, qui ne peuvent remplacer les politiques, surtout quand leurs désaccords montrent avant tout qu’en matière de médecine, comme dans tant d’autres domaines, notre premier devoir est de poursuivre la recherche sur tout ce que nous ne comprenons pas. Depuis un mois, confinés, que savons-nous vraiment de ce qui nous arrive ? Comment la science est-elle mise à profit pour nous aider à prendre la mesure de l’événement et à construire une riposte globale ? A qui se fier ? Pourquoi n’avons-nous pas de masques ? Faut-il en mettre  ? Que nous dit l’Etat sanitaire en dehors de «  restez chez vous » tout en organisant le travail de millions de citoyens sans lesquels nous ne pourrions ni nous nourrir, ni nous éclairer, ni nous soigner ? Que nous dit-il de la vie d’après ? Un des enseignements de cette crise est la faillite de l’expertise, qui renvoie aussi sans doute à un relativisme intellectuel sans limite, à la multiplication infinie des « sachants », particulièrement ceux des plateaux télés rompus à l’exercice de la simplification médiatique à la délégitimation de l’instance du savoir, à l’effondrement aussi peut-être ces dernières années des lieux et organes où on pense le temps long.

Le confinement est le mode panique d’un peuple atomisé, déraciné, désinstitué. Hier, une grande partie se dispersait sans retenue aux quatre coins du monde pour le fun et le business. Aujourd’hui, elle s’isole et ne peut plus aller nulle part. Le geste civique est de se fuir, de revenir à l’entre soi, de s’exprimer de façon spectaculaire tous les soirs par des applaudissements. Il est aussi de faire œuvre de solidarité généreuse, peu retracées par les chaines d’infos qui préfèrent ne relater que ce qui est sombre. Nous nous débridions au-delà de toute société, nous sommes revenus en deçà.

S’il y a un point commun avec une « guerre », c’est bien la dureté des différences de classes qui saute aux yeux, pour ceux qui les aurait oubliées, ou feint de les oublier.

La société tient par les forces du soin, du nourrir, du protéger, par la discipline civique du rester chez soi, par les actions et les paroles du souci de l’autre, par le partage de nos fragilités. Ceux qui ne sont pas les « premiers de cordée » ont la cote en ce moment. Ils sont applaudis tous les soirs. Je ne sais pas si c’est dont ils ont vraiment besoin en termes de reconnaissance et de gratitude, même si ça leur fait chaud au cœur. C’est d’une politique qu’ils ont besoin, qui protège et développe les solidarités et les vertus collectives, les territoires ouverts sur l’autre, sur le monde. « L’universel, c’est le local moins les murs » disait Miguel Torga. On sera d’autant plus capable d’inventer nos rapports à l’autre, aux autres, que nous aurons été capables de construire une communauté ici et maintenant. Qu’on le veuille ou non, cette communauté ne peut être que politique, elle est celle qui fait tenir ensemble nos communautés particulières et nos communautés supranationales. Mais une communauté infra-nationale et une communauté supranationale ne sont pas capables de s’articuler l’une à l’autre car elles ne sont ni l’une ni l’autre souveraines.

« Souveraineté », le mot a été lâché par le Président. Nationale et européenne. D’où et sur quoi l’exercer ? Question majeure des semaines, des mois, des années qui viennent. A traiter le plus sérieusement possible, dégagée des oripeaux du populisme, du progressisme, des idéologies et des petits calculs électoraux. A traiter dans un cadre cosmopolitique pour conjurer l’exacerbation des égoïsmes nationaux. L’impérialisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage, avait dit Lénine. Déjouons le pronostic. Inventons le seul internationalisme qui vaille, celui de la souveraineté démocratique dans un cadre cosmopolitique.

Mais on n’aura encore rien fait en répétant qu’il faut le retour de l’Etat et de la puissance publique. L’Etat n’a jamais été autant au cœur de nos vies. Mais de quel Etat veut-on ? Attention à ne pas nous payer de mots. Des mêmes mots dont on se paie depuis des années. « Gouvernance mondiale », « nouvelles régulations », « Etat stratège », etc. Il ne suffira pas de mettre un supplément d’âme dans une approche fonctionnelle et technique du monde  : il faut mettre l’âme dans le monde et d’abord dans la cité. On ne rembobine pas l’histoire, ce qui est fait est fait. Mais on peut emprunter un autre chemin. Il faut gagner la guerre, mais surtout éviter de perdre la victoire.

Quand on parle de l’Etat il ne faut pas céder à l’illusion. Même si des efforts de régulation ont été entrepris depuis dix ans pour protéger le capitalisme financier contre-lui-même, les Etats n’ont-ils pas été depuis plusieurs décennies les acteurs de la transformation néo-libérale du monde au point de placer sur la défensive nos mécanismes collectifs de protection, qu’ils soient sanitaires ou sociaux ?

La crise actuelle ne met-elle pas en lumière que notre vision du régalien est au fond assez limitée en termes d’action publique de protection ? Au service de quelles fins voulons-nous réinstituer l’Etat ? La tragédie du Covid 19 replace au cœur du pacte civique les vertus de la sociabilité fondamentale sans lesquelles aucune société décente n’est possible. Elle redonne légitimité à un Etat des citoyens au service de la communauté civique nationale et d’une République démocratique et sociale. Au fond, d’un Etat émanation et incarnation de la substance de la vie sociale et collective. C’est de là qu’il faut partir, et tout le reste doit se mettre à son service. C’est ce qu’il nous faut à nouveau enraciner à partir de ce qui pousse, affleure, germe dans ces temps d’humanisme lucide et tragique. La question n’est pas celle de l’Etat mais celle du projet politique qui le sous-tend.

Je n’ai pas de recettes, je n’ai pas d’expertise à livrer sur ce qu’il faut faire, comment il faut le faire. Bien sûr, je peux contribuer à produire cette expertise. Mais il nous faut d’abord un manifeste, une philosophie, une  déclaration, un cadre, pour donner corps à une vision partagée, ambitieuse et pragmatique, d’une société conforme aux valeurs qu’elle prône. Et l’élaborer collectivement.