La crise sanitaire est inédite : une offre paralysée par la fermeture, complète ou partielle, passagère ou durable, de la production et de la distribution. Toute l’architecture des secteurs culturels s’est retournée : éditer ou produire sans être diffusé, répéter et jouer sans public,    gardienner des salles de musées sans rencontrer de visiteurs, faire du virtuel l’unique moyen de conserver une audience… La fermeture des systèmes de distribution et de diffusion a conduit des films, des livres, des concerts et des spectacles à perdre leurs fenêtres d’exploitation.

Les acteurs installés sont garantis de l’essentiel : une survie qui sera soutenue par les finances publiques et les collectivités territoriales. Parfois, comme en Allemagne, des crédits considérables sont dégagés. On peut s’en réjouir. L’enjeu est celui de la sortie de crise, de l’élaboration de plans de relance dans l’espoir incertain du retour à ce qui existait.

Mais la crise actuelle a peu à voir avec celles qui l’ont précédée (1973-1975, 1993, 2008-2009). Ces crises conjoncturelles ont toujours heurté de plein front la culture, qui a toujours su jouer un rôle contracyclique efficace.
Terra Nova
05 mai 2020 | Par Françoise Benhamou, économiste, professeur à l’université Sorbonne Paris Nord, membre du Cercle des Economistes et Victor Ginsburgh, European Center for Advanced Research in Economics and Statistics (ECARES), Université libre de Bruxelles

La série de contributions “Coronavirus : regards sur une crise” de Terra Nova s’efforce de mettre en partage des réflexions, témoignages et questionnements suscités par la pandémie de Covid-19 et ses multiples conséquences. Nous avons souhaité à cette occasion ouvrir nos pages à de nombreux partenaires extérieurs d’horizons variés, témoins, acteurs, experts et constituer ainsi un laboratoire intellectuel à ciel ouvert. Les idées qui y sont exposées ne reflètent pas toutes les positions collectives de Terra Nova.
Dès à présent et au moment des déconfinements puis du redémarrage de l’économie, et malgré la faiblesse du poids des secteurs culturels au niveau macroéconomique (2,3% de la valeur ajoutée et de l’emploi salarié), on retrouvera l’argument de la perte des retombées des événements et des équipements culturels. Economie territoriale, artistes, consommateurs finaux : tous les acteurs économiques sont touchés. Et la culture devra faire entendre sa voix face à chacun des autres secteurs, lancés dans la compétition pour les soutiens publics.

L’ERREUR MANIFESTE DU PASSÉ : LA RELANCE PAR LA CONSOMMATION

Chaque secteur met en avant un manque à gagner qu’il faudrait compenser. Et chacun attend une relance par la consommation. Mais, la culture, qui représente 2.35% du budget des ménages, est composée de « biens supérieurs », ceux vers lesquels on se tourne quand la consommation des biens de première nécessité (nourriture, transports, logement, etc.) a été satisfaite. L’affectation budgétaire des ménages (le 2,35%) n’augmentera pas. La concentration des dépenses culturelles fait que seuls 10% des ménages font près de la moitié du total. Ces 10%  sont ceux qui vont au théâtre, aux concerts, aux festivals… qui n’auront pas lieu, ou pas tout de suite, ou seulement en ligne. L’épargne forcée par le confinement n’engendrera pas de dépenses culturelles. Elle risque plutôt de passer d’épargne forcée à épargne de précaution, voire augmentation durable du taux d’épargne. Les anticipations sur le climat des affaires et les revenus connaissent des chutes jamais rencontrées. Ces mêmes anticipations prévoient une augmentation très sensible du chômage.

La reprise par la consommation est une chimère. Au mieux cette reprise ira lentement, faiblement, et dépendra largement des conditions réunies pour les « pratiques de sorties » tels la longueur des files d’attente et l’espacement entre les individus. Des reprises progressives ou locales auront lieu  du côté des librairies, des galeries d’art… comme pour les magasins d’alimentation et les salons de coiffure. Selon les secteurs, des bosses mais aussi des creux sont à prévoir, qui suggèrent des solidarités de filières : durée d’exploitation future, reprise des dates, circulation des productions dans les réseaux, etc. Tout cela sera bien entendu nécessaire, mais insuffisant.

LA RELANCE PAR LA PRODUCTION ET L’INVESTISSEMENT

Ce que nous proposons, c’est une logique de «  New Deal  ». Il faut bien sûr préserver l’essentiel et penser le futur. L’essentiel est le revenu, le futur est l’investissement. C’est donc par l’emploi qu’il faut commencer et par l’emploi du premier maillon de la production  : les auteurs, les artistes, les créateurs. L’intermittence, si les dispositions déjà prises le permettent, sera essentielle. Elle préserve l’emploi du secteur le plus touché – le spectacle vivant – même si elle concerne aussi une large part de l’audiovisuel. Mais pendant combien de temps les revenus du régime de l’intermittence seront-ils versés ? Les intermittents forment le plus grand nombre d’emplois et une large part des revenus des professions culturelles. Les exemples du musicien qui voit son concert annulé, ou de la compagnie théâtrale qui n’ira pas en Avignon et de ce fait ne pourra négocier son activité à venir, sont légion. Les revenus des artistes sont indexés sur la distribution (ventes, programmation) et la production, notamment de spectacles à travers leurs cachets. Pour ce domaine, et d’autres peut-être, la fragilité des revenus affecte sérieusement les ménages concernés. C’est l’occasion de repenser des logiques contractuelles de plus long terme, car la pleine réouverture du monde du spectacle tardera : engagement à long terme, contrats à temps partiel, etc.

Dans cette logique toujours, il faut regarder le poids des secteurs culturels. Mais regarder le poids est de courte vue : que l’édition de livres pèse plus ou moins que la radio ou que la restauration du patrimoine, est de peu d’importance. Il faut, en effet, se tourner vers la valeur ajoutée relative au PIB  et se demander quels secteurs contribuent le plus à l’économie générale.

C’est là que la pyramide, évoquée dans le titre, s’inverse : le secteur culturel est composé d’un nombre considérable d’entreprises qui concentrent l’essentiel des salariés, et de non-salariés. Il faut y ajouter la partie non marchande du champ culturel (20 % de l’activité) qui est la plus dynamique depuis plusieurs années. Des choix doivent être faits : faut-il ne soutenir que ceux sur lesquels « il pleut déjà » ou bien se tourner vers « là où ça pousse », et là où « il ne pleut pas », « là où c’est plus fragile », sur l’ensemble des territoires ? Tel est le cas du monde des associations culturelles.

Puisque ce n’est pas par la consommation que la culture renaîtra le plus vite, il importe de prendre en considération l’autre facteur de la relance  : l’investissement, qui a un effet d’accélérateur. Quels secteurs créent le plus d’emplois, investissent le plus, quels secteurs sont alliés à d’autres secteurs dont ils entraînent l’activité ? Certains secteurs ont continué leur chemin.

Citons le jeu vidéo, le commerce en ligne, une partie de l’audiovisuel en dépit de la crise chez les annonceurs publicitaires.  D’autres secteurs pourraient avoir des effets positifs évidents sur la reprise : la restauration de monuments – il en est partout – ou l’architecture qui ont partie liée avec le bâtiment et les transports. Le spectacle vivant comme les tournages de cinéma ont, dans une certaine mesure, cette même vertu d’irrigation d’autres champs de l’économie, A chaque fois, c’est par les premiers maillons des chaînes sectorielles qu’il faut recommencer.

DE LA BASE AU SOMMET

La reprise partira ainsi des bases de l’économie de la culture : les auteurs, les artistes et les interprètes, les associations culturelles, les TPE de la culture. Ils font l’essentiel de l’emploi et de l’investissement culturel, ils sont ancrés dans des territoires. Ils s’inscrivent dans des cycles rapides d’échanges entre producteurs, fournisseurs, consommateurs. L’attention doit leur aller en priorité, même si cela contrevient aux réflexes habituels et se heurte aux demandes de soutiens venues d’autres acteurs du champ culturel. Elle ne leur est pas opposée cependant.

Ne sous-estimons pas l’extrême difficulté des arbitrages et des solutions pratiques. L’horreur du vide est féconde : le passage au numérique – parfois tant retardé dans la culture – s’effectue pour les festivals, les institutions patrimoniales et autres, et la concurrence dans l’innovation fera bientôt rage. Il faut sérieusement prendre en compte les petites formes artistiques, celles de la musique, du théâtre, celles qui existaient déjà dans les arts de la rue, les arts du cirque, les musiques actuelles, comme la musique de chambre. Des formes qui doivent bien être déconfinées, et qui peuvent être labellisées, aidées et financées autrement, par les dons, le mécénat sur billet, le financement participatif, selon des tarifications repensées. Les dépenses culturelles publiques sont très concentrées sur de grands établissements publics, ou à travers le financement publicitaire pour lequel un petit nombre d’annonceurs fait l’essentiel des dépenses sur un petit nombre de médias, et qui retardent leurs dépenses. Le processus d’une relance rapide et efficace oblige à des logiques inversées. Dans cette perspective, la relance de la culture et de certains médias invite à réarticuler une partie des relations entre l’État et les collectivités territoriales qui ont largement annoncé leur soutien au secteur culturel.

La culture n’a pas les mêmes caractéristiques que d’autres secteurs.

Elle est une partie faible de notre économie parce qu’elle ne peut souvent pas faire d’économies d’échelle : le Hamlet de Shakespeare a besoin de Hamlet et de son père, le Roi du Danemark, d’Ophélie, de Laerte, de Gertrude, de Polonius, d’Horatio et même de Rosencrantz et de Guildenstern, les amis de Hamlet. Le drame est injouable sans ces personnages.

On pourrait sans doute se passer du soldat Francisco … mais ce n’est sûrement pas l’acteur le mieux payé. Et ce qui caractérise le spectacle vivant prend d’autres dimensions dans d’autres pans des secteurs culturels : une offre surabondante, des produits toujours différents dans l’ignorance des recettes du succès, des emplois souvent – trop souvent – précaires, des petits musées et lieux délaissés au profit des plus visibles.

La crise est peut être un moment à saisir, pour ces lieux qui seront plus aisément ouverts, afin de rencontrer un public et de déployer une offre nouvelle. Parce que le numérique demeure un substitut médiocre à l’expérience du spectacle et de la visite, mais aussi, parfois, un point d’entrée vers une fréquentation future, ses promesses ne sauraient être négligées. Mais il renvoie à des questions de valorisation des œuvres, à des problématiques de financement – notamment publicitaire – que la crise rend plus aiguës que de coutume.

Travailler à une meilleure articulation entre l’économie dans son ensemble et les secteurs culturels. Aider en priorité les artistes, auteurs et créateurs ainsi que les structures les plus fragiles, ceux et celles dont la voix ne se fait pas toujours entendre. Tels devraient être les deux impératifs qui guident les choix publics en ce moment inédit.