Terra Nova
19 mai 2020 | Par les docteurs Laure Dominjon, médecin généraliste en centre de santé dans le Val de Marne, Barbara Trailin, médecin généraliste en cabinet de groupe à la Chapelle d’Armentières (Nord), et  Caroline Monteragioni, médecin généraliste en maison de santé pluriprofessionnelle à Nancy (Moselle), membres du syndicat ReAGJIR (Regroupement Autonome des Généralistes Jeunes Installés et Remplaçants)

 
Les débuts de l’épidémie vus des cabinets généralistes

La prise de conscience de l’importance de l’épidémie de Covid-19 est intervenue à partir de la fin février, avec un point de bascule dans l’activité de médecine de ville. Le passage au stade épidémique (stade 3) devient alors prévisible, avec des signaux d’alerte multiples aux réseaux de professionnels de santé : des chiffres de mortalité anormalement élevés émanant des clusters de l’épidémie en France (Grand Est, Oise), un nombre de patients présentant une forme de syndrome grippal plus important qu’à l’accoutumée en consultations, et prépondérante par rapport aux épidémies saisonnières classiques. D’autres facteurs témoignent du caractère inédit de la crise sanitaire qui s’annonce :

-Une symptomatique peu claire qui complique l’identification des patients atteints ou non, variant d’un patient infecté à un autre ;

-On ignore également alors au stade de diffusion active du virus mais limitée à certaines zones (stade 2) qu’il existe des patients asymptomatiques. Chez les généralistes, les mesures déployées au départ sont celles prises pour une épidémie de faible ampleur : premières mesures barrières chez des soignants plus à l’affût (port de masque, vigilance face à des patients qui toussent, réorganisation de l’accueil en cabinet), une réorientation systématique vers le 15 pour toute gêne respiratoire.

Si un point de bascule est déjà atteint chez les praticiens hospitaliers (médecins urgentistes, réanimateurs) qui font face à un afflux de patients en réanimation, et l’alerte donnée avec des services d’urgence déjà saturés dans les clusters dès début mars, les médecins généralistes sont encore dans le flou avec des indications très parcellaires sur le changement de doctrine à appliquer à leur échelle. Le principe de précaution fait donc office de ligne directrice jusqu’au début du stade 3 (pendant trois semaines), en l’absence de concertation nationale avec les professionnels de ville, sans définition des signes de gravité des malades, des parcours de soins établis, sans protocole à suivre, ni de directives sur la mise en place de téléconsultations.

Le manque d’organisation « verticale » est à imputer entre autres à la nécessité absolue de référencer tous les patients, course contre la montre pour essayer au maximum d’éviter la saturation des hôpitaux, même si « on est toujours en retard sur l’épidémie ». C’est la première priorité qui se dessine, jour après jour, une semaine avant le confinement le 17 mars.

Dès le début de la crise, le constat est unanime, et similaire à toutes les catégories de personnels soignants dans le médical et le paramédical : les médecins de ville n’ont pas eu de stocks de matériel de protection suffisants pour se protéger et protéger leurs patients. Les initiatives n’ont pas manqué pour essayer de pallier les manques : mutualisation en urgence des stocks entre médecins généralistes et personnel hospitalier sur leur territoire, dons divers et mise à disposition de stocks de masques, souvent périmés… Ce manque a fait peser un risque sur la santé des soignants et de leurs patients mais aussi sur la continuité de l’activité en cabinet, car la consommation de produits de protection pour une maladie respiratoire est dix fois supérieure à la normale (masques non réutilisables, à changer plusieurs fois par jour et souvent délivrés aux malades et aux patients à risque…). Les médecins de ville ont donc dû opérer une hiérarchisation des utilisations prioritaires de matériel, et parfois souvent avoir recours au système D pour se protéger.

Si la mise en place des gestes barrières est innée chez les personnels soignants, les conseils de protection à donner aux patients sont, dans les premiers temps de la crise, difficiles à faire passer, et bien évidemment l’isolement des patients malades est recommandé mais non vérifié. Sans directive gouvernementale, il est impossible d’imposer une mise à l’isolement des personnes à risque. Il n’existe par ailleurs à ce stade aucun outil économique (comme les arrêts de travail dérogatoires et le chômage partiel qui seront mis en place au début du confinement) pour mettre la population en quarantaine : de nombreux patients (professionnels indépendants) n’ont pas recours aux arrêts maladie ne voulant pas prendre le risque de fragiliser leur activité.

Les médecins de ville, dès début mars, s’organisent donc spontanément à l’échelle de leur territoire avant que leurs soient transmises, à la fin de la première semaine du confinement, des instructions officielles du Ministère de la Santé pour la prise en charge ambulatoire des patients atteints du Covid-19 (aménagement des conditions d’utilisation de la téléconsultation, algorithme de prise en charge des patients en ville, définition des « patients à risque », établissement d’arrêts de travail, réorganisation de leur cabinet).

L’activité quotidienne des médecins de ville est diminuée parfois de moitié depuis la mi-mars, à cause de la pandémie. L’accueil nécessaire des patients dans les cabinets est revu selon un protocole strict. Pour certains, plus de salles d’attente, un tri est opéré sur la base de consultations prioritaires, avec la mise en place de créneaux horaires dédiés pour les patients fragiles ou suspects de Covid-19.

Il y a eu une baisse de 40 à 50% des consultations en médecine générale depuis le début de l’épidémie, pouvant aller jusqu’à 70% de consultations en moins chez des spécialistes. Cette baisse des consultations physiques est due au confinement, avec la nécessité dans cette situation inédite de réorganiser les créneaux de consultations pour éviter que les patients se croisent et ne contaminent la salle d’attente (avec créneaux dédiés pour les patients Covid, un élargissement des plages de rendez-vous), et un recours à la téléconsultation afin de limiter la contamination des patients fragiles.

Les raisons de cette désertification des cabinets de médecine de ville sont aussi liées aux patients et multiples : peur d’être contaminé (en salle d’attente, sur le trajet du cabinet médical), peur de déranger, mais aussi une tendance à la minimisation de ses propres symptômes.

Le confinement a rendu aussi les déplacements chez le médecin plus compliqués (diminution des transports en commun, impossibilité pour les personnes à mobilité réduite de se déplacer facilement). Beaucoup de patients précaires, non francophones ont aussi pâti de ces difficultés d’accès aux soins.

Les médecins généralistes sont inquiets des effets secondaires du confinement et des risques qui se dessinent  : celui d’une décompensation des malades chroniques à cause de la rupture de soins, du retard de diagnostic de maladies graves. On peut donc craindre une seconde vague de décès pour d’autres causes que le coronavirus.

Un bouclier sanitaire

La médecine générale joue son rôle de première ligne, de prise en charge et d’orientation des patients en fonction de leur gravité. En particulier dans les principaux clusters de l’épidémie dans le Grand Est et l’Île de France, à un moment critique où médecins réanimateurs et urgentistes ont à faire face à des choix éthiques difficiles face à la prise en charge de trop nombreux patients en état grave. Si le « tri » n’est pas une nouvelle pour les soignants qui évaluent en permanence le “bénéfice-risque”, pèsent le « pour » et le « contre » avant de continuer un traitement médicamenteux, ou avant d’intuber un patient, ce qui change alors, c’est le contexte d’urgence et d’engorgement des services hospitaliers dans lequel les décisions doivent être prises.

Les modalités d’organisation collective, et d’accès à l’information en temps réel sur l’avancée de l’épidémie sont différentes selon les territoires. De la création de centres Covid-19, « hôpitaux de guerre dans l’hôpital » à celle de nouveaux circuits ambulatoires pour prendre en charge plus rapidement des patients suspects ou atteints de Covid-19, des réunions régulières avec des infectiologues pour prendre la mesure de l’évolution de nos connaissances sur le virus (avec des liens plus fluides entre généralistes et spécialistes)  ; la crise permet aussi d’innover en œuvrant à la création d’un « bouclier sanitaire ».

La ville et l’hôpital sont deux milieux différents mais complémentaires et indispensables au système de santé. Le milieu hospitalier a été très médiatisé pendant la crise sanitaire à cause des cas graves mis en lumière et la détresse des personnels soignants face à l’afflux de malades, mais en ville les mêmes problèmes existent. La crise sanitaire a permis une réorganisation de l’ensemble du système de soins ambulatoire, des échanges entre la médecine de ville et l’hôpital pour apporter des réponses aux autres urgences, à gérer les soins non programmés.

En l’absence de dépistage, le diagnostic ne peut être formel mais il est guidé par les symptômes et la forte contagiosité du virus. Les praticiens peuvent donc mettre en place une forme de diagnostic inversé : pour toute virose suspectée, après avoir éliminé d’autres pathologiques graves, on part du principe qu’il s’agit d’une infection Covid-19 jusqu’à preuve du contraire. Dans certaines régions, des fiches de suivi (à 48h, J+7, J+10) ont été rédigées pour les professionnels de santé de ville par les infectiologues hospitaliers, La médecine générale est déjà en temps normal caractérisée par un suivi thérapeutique plus régulier dans le temps, le médecin traitant étant toujours le « premier filtre » : par temps de crise, il est d’autant plus essentiel.
L’absence d’examen clinique indissociable d’une consultation chez le médecin qui permet de faire le diagnostic et surtout d’évaluer la gravité n’est pas possible, ce qui peut introduire un biais dans l’évaluation de la situation du patient. Certaines prescriptions sont impossibles à faire à distance : une réévaluation clinique est parfois indispensable notamment pour certains renouvellements de traitements chroniques chez des patients âgés ou vulnérables.
Elle a permis de maintenir un lien avec les patients âgés à domicile, précaires, à risque pour vérifier leur état de santé et éviter leur dégradation.  De nombreuses initiatives locales de réorganisation du lien ville-hôpital ont émergé : des listes de coordonnées dédiées aux professionnels de santé pour solliciter des avis croisés sur des patients, des circuits d’hospitalisations Covid et non-Covid, des organisations du retour à domicile des patients atteints du Covid19 et sans médecin traitant, l’établissement de fiches et de guides d’aide au suivi des patients Covid.  Les médecins de ville espèrent que ces initiatives de communication autour du patient et de fluidification des parcours de soins se poursuivront après la crise.

Prévention et thérapeutique face au COVID-19

L’épidémie de Covid-19 impose une logistique particulière de l’accueil mais a aussi une incidence directe sur deux fondamentaux dans l’exercice de la médecine : le diagnostic et le suivi thérapeutique.

La téléconsultation a très rapidement et largement été adoptée par les professionnels, et constitue actuellement une part plus importante de leur activité. Même si la réorganisation de l’activité à distance s’est faite rapidement, elle peut aussi montrer certaines limites :
La fracture numérique  : absence de connexion internet ou smartphone, manque de familiarité avec les nouvelles technologies, barrière de la langue, peuvent entraîner des ruptures de soins pour des personnes vulnérables, âgées ou précaires.

Pour des personnes âgées à domicile ou en EHPAD, l’appui sur les aidants pour accompagner la téléconsultation est essentiel. Mais le report de toutes les consultations physiques n’est pas possible. Les médecins généralistes ont pris la mesure du risque que l’épidémie faisait peser sur les malades chroniques, et de leur rôle pour prévenir ce risque.

Le médecin généraliste est le professionnel de santé qui peut jouer le rôle d’alerte, organiser un « suivi rapproché » en ville ou une hospitalisation en cas de suspicion de Covid-19 à risque d’aggravation notamment chez des patients à risque. Au-delà de leur vulnérabilité vis-à-vis de l’infection elle-même, ceux-ci peuvent aussi s’aggraver sans suivi médical régulier. Les diabètes, les insuffisances cardiaques ne disparaissent pas, et les maladies chroniques peuvent être aggravées par les conditions du confinement.

Il a fallu insister auprès de nombreux patients sur la nécessité de maintenir le lien avec son médecin traitant, en ayant recours à la téléconsultation, en multipliant les appels aux patients pour effectuer un suivi et une évaluation, en ayant recours à la consultation physique en cas d’aggravation ou de difficultés liés à leur état de santé. Mais aussi sur l’importance de garder un bon équilibre alimentaire, de maintenir un temps d’exercice physique chez soi, de ne pas se couper de tout lien social (avec le risque de troubles psychologiques liés à l’isolement et l’enfermement pouvant émerger ou être ravivés chez des personnes fragiles). Les médecins généralistes ont aussi maintenu un lien constant avec les acteurs du secteur de la lutte contre l’exclusion, avec les associations aidant les patients SDF, précaires ou migrants pour les aider  : à poursuivre leurs maraudes, à accompagner les bénéficiaires à des rendez-vous médicaux et les à mettre en contact avec des médecins, leur donner accès à l’aide alimentaire et à des hébergements.

La consultation à l’épreuve de la désinformation : quelle relation médecin-patient ?

L’épidémie charrie son lot d’incertitudes multiples, qui ont bien évidemment une incidence sur la relation patient-soignant.

Elle suscite une anxiété importante chez tous les patients, tout comme le confinement, et un climat de suspicion généralisée très perceptible.

De nombreux professionnels pointent la responsabilité des réseaux sociaux dans l’importante désinformation sur l’épidémie qu’ils constatent jour après jour. Cette propagation de  fake news, de natures diverses (sur les âges cibles, sur un traitement…) a été telle que beaucoup ont choisi de faire un travail de filtrage de l’information et de mise en garde auprès de leurs patients, qu’ils n’avaient jamais eu à faire aussi régulièrement que depuis l’apparition du Covid-19 en France. Cette implication a permis également de renforcer la relation de confiance vis-à-vis des soignants, essentielle pour la prévention comme pour le soin.

Le rôle des médias pour alimenter la panique, ou pour favoriser la prise de recul sur l’épidémie, est importante. La vigilance à avoir dans la mise à disposition des informations sur l’évolution de celle-ci également, avec une vulnérabilité accrue du public souvent incapable de faire le tri en temps réel entre ce qui relève de témoignages personnels sans support de connaissance réelle, et de l’expertise médicale (sans compter les légions d’intervenants caricaturaux auto-désignés experts en Santé Publique). Il y aura certainement une introspection des acteurs de l’information, des professionnels de santé et de la population à faire à l’issue de la crise sanitaire, sur certains messages qui ont été transmis à la population et son niveau de réception, mais aussi sur la désinformation en temps de pandémie, l’exemple le plus probant ayant été le débat sur la chloroquine et les possibilités de traiter le virus.

Propos recueillis par Annalivia Lacoste, responsable de la communication de Terra Nova