(Vu sur la Toile)

 

Emploi présumé fictif au Canard Enchaîné : des anciens salariés parlent d’une “magouille entre copains”
(Franceinfo)
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La compagne d’un dessinateur historique du Canard Enchaîné a-t-elle bénéficié d’un emploi fictif pendant plus de vingt ans ? La direction dément. Mais des anciens du journal, qui témoignent pour la première fois à visage découvert, affirment le contraire.

 

Rédaction France Info.- C’est un mémoire de DEA qui a fait beaucoup parler de lui en 1996, avant de tomber aux oubliettes. En septembre de cette année-là, Micheline Mehanna, étudiante en sociologie politique à l’Université Paris I, soutient son travail intitulé Le mode de production du Canard Enchaîné, approche microsociologique 1994-1995. Ce mémoire, dans lequel l’étudiante évoque notamment “la misogynie” de certains au Canard, a fortement déplu à la direction qui aurait tout fait pour éviter sa soutenance, comme le racontent Karl Laske et Laurent Valdiguié dans Le vrai canard, publié aux Editions Stock en 2008. Michel Gaillard, alors directeur de l’hebdomadaire, juge le mémoire de Micheline Mehanna “déloyal dans son élaboration, partial dans sa démarche et fallacieux dans son contenu”.
Mais en replongeant dans ce document, un passage interpelle. Il concerne André Escaro, l’ancien dessinateur dont la compagne est aujourd’hui suspectée d’avoir occupé au journal un emploi présumé fictif de 1996 à 2020. “Il [André Escaco] a un statut particulier, écrit alors Micheline Mehanna. Il ne subit pas le système et le mode de sélection des dessins de la même manière que les autres dessinateurs. Il est également administrateur du Canard Enchaîné. (…) Le silence dont il est l’objet est intéressant à souligner.”

Vingt-six ans plus tard, les anciens salariés du Canard Enchaîné se demandent si effectivement, André Escaro ne bénéficiait pas d’un “statut particulier”. Âgé de 94 ans, le dessinateur était un pilier du journal, où il est entré en 1949. Jusqu’il y a encore quelques mois, il illustrait la célèbre “Mare aux Canards”, la rubrique de la deuxième page qui fourmille d’anecdotes politiques. Ses petits croquis, appelés “cabochons”, sont reconnaissables entre mille. Les derniers en date ont été publiés en mai, juste après la plainte contre X déposée par son collègue Christophe Nobili.

Christophe Nobili est l’une des grandes signatures du Canard. C’est lui qui a révélé, avec Hervé Liffran et Isabelle Barré, l’affaire Pénélope Fillon. Le 10 mai dernier, sous le statut de lanceur d’alerte, il a déposé plainte contre X car il a découvert que la compagne d’André Escaro, Edith V, aurait été rémunérée par Le Canard de 1996 à 2020, sans pour autant y avoir travaillé. Les chiffres qui circulent dans la rédaction donnent le tournis : trois millions d’euros de salaires, en comptant les charges, auraient été versés. Le parquet de Paris a ouvert une enquête avant l’été pour “abus de biens sociaux” et “recel d’abus de biens sociaux”. Plusieurs salariés, actuels ou retraités, ont déjà été entendus.

Dans un texte publié le 31 août dernier, le comité d’administration du journal (où figurent notamment Nicolas Brimo et Michel Gaillard, respectivement directeur de la publication et président de la société éditrice), nie avoir eu recours à un emploi fictif. Il affirme qu’André Escaro et sa compagne, qui a 20 ans de moins que lui, “travaillaient en binôme”.

 

“On savait bien à la rédaction qu’il y avait un loup”

 

Une ligne de défense qui fait tousser en interne. “J’ai dû la voir dix fois dans ma vie”, explique Kerleroux, 86 ans, l’un des dessinateurs toujours actifs au Canard Enchaîné, où il est entré en 1972. “Je ne l’ai pas vue jouer un rôle au journal. Elle ne l’a jamais prétendu d’ailleurs. Elle venait parfois au bar de l’hôtel Normandy, situé juste en face du Canard, pour attendre son compagnon.” Kerleroux précise qu’à l’époque, il pensait qu’André Escaro avait obtenu pour Edith V. “une carte de presse pour qu’elle puisse travailler ailleurs. Je ne me doutais pas que c’était au Canard ! Je pensais que c’était un cadeau, une forme d’abus d’influence, mais c’est tout”.

André Rollin, le chroniqueur littéraire historique du Canard, où il a exercé entre juin 1980 et 2015 affirme lui “s’être douté de quelque chose”. “On savait bien à la rédaction qu’il y avait un loup”, nous raconte-t-il dans un café parisien où il a ses habitudes. “Il y avait une sorte de nuage, une lourdeur secrète autour d’André Escaro”, poursuit-il. Lui non plus “n’a pas vu Edith au journal”. “Escaro dessinait seul. Peut-être qu’elle lui donnait deux trois idées mais si on devait rémunérer tous ceux qui au sein d’un couple donnent des idées à leur conjoint, ce serait aberrant.”

André Rollin considère qu’il s’agit d’un emploi “clairement fictif”. Il l’a d’ailleurs dit au policier de la brigade financière qui est venu l’entendre cet été. “Je pense qu’il s’agit d’un arrangement, d’une magouille entre amis”, raconte-t-il. Escaro était là depuis très longtemps. Il gagnait très bien sa vie. Il a certainement une très belle retraite, poursuit l’ancien critique littéraire. Alors pourquoi lui donner de l’argent en plus ? Peut-être parce qu’Escaro a un gros patrimoine immobilier à entretenir. En interne on disait ‘Cadet Rousselle a trois maisons, Escaro a trois châteaux’.”

“Escaro avait de gros besoins financiers”, renchérit un ancien secrétaire de rédaction, parti à la retraite il y a dix ans et qui souhaite rester anonyme. “Il a un château en Normandie et une propriété où il produit de l’huile d’olive dans la Drôme, affirme-t-il. Il possédait également à cette époque une partie d’un hôtel particulier dans le Marais où il avait comme voisin le couple Trintignant.” Lui aussi précise qu’à sa connaissance, “Edith V. n’effectuait pas de travail effectif. On était plus au moins au courant qu’elle figurait dans nos tablettes, mais pas qu’elle était rémunérée.” Cet ancien secrétaire de rédaction a été auditionné par la brigade financière en juillet dernier. Il tient à nous préciser que l’affaire Escaro s’inscrit dans une “époque révolue”. “Dans ces années-là, le Canard avait des disponibilités financières faramineuses. Les maîtresses étaient reçues, accueillies. Tout cela est terminé.”

 

Une “tricherie” de la part de la direction ?

 

Un dessinateur renommé du journal, encore en activité, se dit lui aussi convaincu “qu’Edith V. n’a jamais travaillé au Canard. Je ne l’ai jamais vue”. Il raconte cette anecdote : “Il y a cinq ou six ans, au moment de renouveler les cartes de presse, un collègue m’a dit ‘tiens c’est marrant, il y a une Edith D.M. sur la liste des journalistes, je ne sais pas qui c’est, ça doit être une pigiste.'” Le Canard Enchaîné emploie en effet de nombreux collaborateurs occasionnels. Le dessinateur n’a compris de qui il s’agissait que très récemment, lorsque la plainte pour “abus de biens sociaux” a été rendue publique : D.M était en fait le nom du premier mari d’Edith V., un patronyme qu’elle a conservé de nombreuses années avant de reprendre son nom de jeune fille.

L’un des seuls anciens du Canard à se souvenir avoir eu des “discussions” avec Edith V. est Jean-Yves Viollier, éditeur de 1997 à 2012. “Elle m’appelait régulièrement le mardi pour savoir si j’avais reçu les dessins d’André Escaro par fax. Mais son rôle s’arrêtait là.” Jean-Yves Viollier estime qu’il y a eu “tricherie” de la part de la direction du Canard. “Mon sentiment, explique-t-il, c’est que Michel Gaillard, qui était directeur du Canard en 1996, voulait en fait écarter André Escaro. Escaro avait beaucoup de pouvoir à cette époque. Mais Gaillard voulait faire monter Nicolas Brimo et pousser Escaro à prendre sa retraite. En contrepartie, il a dû proposer à Escaro de rémunérer sa compagne.” André Escaro est effectivement parti à la retraite en 1996 mais il a continué à dessiner pour le journal.

 

Selon le journal, Edith V. était un “renfort”

 

Interrogé, André Escaro n’a pas souhaité répondre aux questions de la cellule investigation de Radio France, ni sur la réalité du travail de sa compagne, ni sur ses relations avec la direction du Canard Enchaîné. Il nous renvoie sur le texte publié par le journal le 31 août qui, selon lui, “explique tout”. Dans cet article, le comité d’administration du journal se défend de tout emploi fictif. Edith V. aurait rejoint les effectifs pour “épauler André Escaro et lui mâcher un peu le travail. Edith a été embauchée en renfort d’André, lequel évidemment n’a plus touché un sou”, peut-on lire.

À nos confrères de Médiapart, Edit V. a affirmé avoir travaillé avec son compagnon “depuis toujours”. “On échangeait des idées sur les évènements et la politique. On travaillait ensemble (…). De toutes façons, on a la conscience tranquille et on n’a pas l’impression d’avoir volé qui que ce soit.” Edith V. précise cependant à Médiapart qu’elle n’avait pas signé de contrat de travail avec la Canard Enchaîné. “C’est là que le bât blesse”, reconnaît-elle, tout en jugeant qu’il y a “une campagne derrière tout cela pour déstabiliser le journal”.

Nicolas Brimo, le directeur de la publication du Canard, n’a pas souhaité non plus répondre à nos questions. “Je ne vais pas vous parler avant d’avoir été entendu par la police”, se justifie-t-il. Nicolas Brimo explique qu’il n’a “pas encore été auditionné par la brigade financière”.

 

Une ambiance “triste” au Canard

 

Nous avons retrouvé la trace de V.M., qui a été la comptable du Canard Enchaîné entre 1972 et son départ à la retraite en 2005. Visiblement gênée par nos questions, elle nous a répondu : “Je ne veux pas rentrer dans cette affaire. Pour moi, c’est très compliqué. Je ne peux rien dire de plus.”

En attendant, un dessinateur du Canard décrit l’ambiance “triste” qui règne au 173 rue Saint-Honoré, au siège du journal. “La rédaction est divisée en deux. On attend de voir ce que l’enquête va donner, dit-il. Et on se demande si la police va découvrir autre chose.”