L’élection présidentielle américaine de 2020 se présente déjà comme une des plus incertaines de l’histoire des Etats-Unis. Pas seulement parce que, comme pour toute élection, on ignore lequel des deux candidats va s’imposer ni parce que l’exacerbation des clivages politiques augure d’un résultat qui pourrait être serré. Mais parce qu’on ne sait pas si l’élection elle-même, en tant que procédure désignant le titulaire de la charge, se déroulera dans les règles. Chose très inhabituelle, le résultat du vote du 3 novembre est déjà contesté par l’un des deux candidats, Donald Trump. Que peut-il se passer après cette date ? Marc-Olivier Padis, directeur des études de Terra Nova, livre plusieurs éclairages sur une situation inédite et complexe.

 

Par son impact sur le reste du monde autant que par ses incertitudes, l’élection présidentielle américaine va retenir notre attention durant les semaines qui viennent. Terra Nova se met à l’heure américaine en publiant des contributions venant d’horizons variés, avec pour objectif de multiplier les éclairages sur une élection atypique. Sans illustrer une position collective de Terra Nova, les textes du présent cycle viseront à mieux comprendre les impacts multiples de ce vote aux Etats-Unis et au-delà.

 

UNE ÉLECTION CONTESTÉE

 

L’élection présidentielle américaine de 2020 se présente déjà comme une des plus incertaines de l’histoire des Etats-Unis. Pas seulement parce que, comme pour toute élection, on ignore lequel des deux candidats va s’imposer ni parce que l’exacerbation des clivages politiques augure d’un résultat qui pourrait être serré. Mais parce qu’on ne sait pas si l’élection elle-même, en tant que procédure désignant le titulaire de la charge, se déroulera dans les règles. Chose très inhabituelle, le résultat du vote du 3 novembre est déjà contesté par l’un des deux candidats.

Depuis plusieurs mois, le Président sortant, Donald Trump, est entré en campagne électorale en martelant un message : s’il perd, ce ne peut être qu’en raison de fraudes massives qui auront « truqué » l’élection. Lors du grand débat télévisé du 29 septembre, il a même accentué son offensive en refusant de s’engager à accepter une éventuelle défaite et à transmettre le pouvoir conformément à la Constitution. Cette stratégie est doublement déconcertante. D’une part, n’est-ce pas un aveu de faiblesse, une anticipation de la défaite et par conséquent une mauvaise stratégie de campagne qui l’installe dans la position du perdant, lui qui a construit toute sa carrière sur l’image du « winner » ?

D’autre part, elle dévoile un vide procédural : si le Président sortant refuse de se conformer aux règles constitutionnelles, que peut-il se passer ? De nombreux observateurs anticipent une situation de chaos, voire de guerre civile, avec des milices armées prêtes à investir les rues.

Dans l’incertitude générale créée par les déclarations de Donald Trump, l’interrogation publique porte sur ses intentions, voire sa psychologie. Va-t-il finalement se révéler comme un fasciste en puissance, prêt à rester au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat, à l’aide d’une Cour Suprême dominée par des juges conservateurs, voire ultra-conservateurs, dont il veut renforcer la majorité républicaine en faisant désigner dans la précipitation Amy Coney Barrett ? Ou révèlera-t-il au bout du compte son caractère de matamore prétentieux et imbus de lui-même, contraint par l’évidence à accepter la victoire de son adversaire ?

Le fait d’en être réduit à ces conjectures est en lui-même vertigineux. Pourtant, la stratégie de Trump ne doit rien au hasard et n’est pas simplement une variante du chantage « moi ou le chaos ». La campagne de Trump vise une faiblesse particulière du système électoral américain. Elle construit une position offensive face à un phénomène qui s’accentue d’élection en élection, le « red mirage » et le « blue shift ».

De quoi s’agit-il ? Le décompte des voix lors des élections américaines est une opération particulièrement complexe. Toutes les voix ne sont pas décomptées le soir du vote. Les suffrages exprimés le jour même sont comptabilisés en premier. Le vote anticipé, le vote par correspondance, le vote par procuration et les votes qui nécessitent une vérification particulière (justificatifs d’inscription sur la liste électorale, etc.) sont, le plus souvent, pris en compte dans un deuxième temps.

Or, la répartition de ce type de votes est très différente selon les profils politiques. Les Républicains sont très nombreux à se rendre dans les bureaux de vote le jour même de l’élection tandis que les Démocrates utilisent plus volontiers le vote anticipé et le vote par correspondance.

Il s’ensuit un phénomène de plus en plus marqué : le soir du vote, les Républicains peuvent sembler en avance (« red mirage », le rouge étant la couleur traditionnellement associée aux Républicains) tandis que le décompte qui se poursuit dans les jours qui suivent fait remonter progressivement le score des Démocrates (associés au bleu) au cours du « blue shift ».

On sait déjà que le phénomène de « blue shift » sera amplifié cette année en raison de l’importance du vote par correspondance qui sera privilégié, selon certains analystes, par la moitié des électeurs démocrates.

Après le psychodrame de 2000, des dispositifs ont été adoptés en 2002 pour favoriser le vote à distance (Help America Vote Act).

Les Démocrates ont particulièrement intérêt à mobiliser les électeurs les plus éloignés du vote : électeurs modestes, peu diplômés, minoritaires, jeunes… Des lourdeurs administratives et même des obstacles le jour du vote (longues heures d’attente devant les bureaux de vote, « observateurs » républicains réunis en milices armées susceptibles d’intimider les électeurs…) rendent localement difficile l’accès au vote pour ces segments de l’électorat. Ils sont nombreux à préférer le vote anticipé ou par correspondance, une tendance renforcée cette année par l’épidémie de COVID-19.

Le calcul de Trump est donc simple et même sommaire : il compte se déclarer vainqueur le plus tôt possible au cours de la soirée du 3 novembre, avant l’entier décompte des voix, et faire interrompre par des procédures de recours ou des décisions de justice (ou par le chaos) le récolement des voix les jours suivants. Le mot d’ordre a déjà été lancé à plusieurs reprises par des envois de tweets : « Ne vous laissez pas voler cette élection… Le vote par correspondance, c’est la fraude… ».

A partir de ce décalage temporel, l’imbroglio électoral peut prendre une tournure encore plus complexe et presque insoluble. Car, comme on s’en souvient depuis le recomptage des voix en Floride en 2000, les électeurs ne votent pas directement pour le Président mais pour des grands électeurs qui se réuniront dans chacun de leurs Etats le 14 décembre. Les modalités de désignation de ces grands électeurs sont définies par le droit de chacun des Etats fédérés. De même, chaque Etat se voit confier la responsabilité de trancher les litiges électoraux avant de transmettre les noms des grands électeurs au Congrès à Washington (au plus tard le 8 décembre).

Or, chaque Etat dispose de ses propres règles en matière de contentieux électoral : certains prévoient un recours juridictionnel devant les cours de l’Etat, d’autres une commission électorale ad hoc, d’autres encore s’en remettent à la décision du gouverneur, les derniers enfin à un vote des représentants de l’Etat qui pourrait se substituer au vote populaire…

Autant de contentieux aux contours différents, politisés à tous les étages et aux issues imprévisibles, surtout si les résultats sont très serrés. Le tout sous la menace d’une interférence russe, de piratage du vote électronique et de diffusions de rumeurs complotistes sur les réseaux sociaux… Ajoutons que l’envoi des résultats au Congrès à Washington ne règle pas tous les problèmes. Car si les contentieux n’ont pas été tranchés par les Etats, ou si les noms des grands électeurs choisis par l’Etat n’ont pas été transmis avant le 14 décembre, il revient au Congrès de le faire, sous la responsabilité du Président du Sénat, qui n’est autre que…Mike Pence, le Vice-Président, lui-même candidat à sa réélection.

En 2000, Al Gore aurait pu maintenir ses recours pour un recomptage des voix en Floride en laissant venir, au-delà de la date habituelle de désignation des grands électeurs, le contentieux au Congrès. Il était alors, en tant que Vice-Président sortant, Président du Sénat et, à ce titre, il lui revenait de trancher le sujet. Il a préféré concéder sa défaite. On imagine mal Mike Pence avoir les mêmes scrupules…

Pour corser le tout, la Cour suprême des Etats-Unis, qui avait mis un terme à l’incertitude en 2000 (à une voix de majorité…) a fait savoir qu’elle ne souhaitait plus jouer un tel rôle politique et qu’il revenait au Congrès de prendre ses responsabilités. D’après les experts du contentieux électoral américain, le texte de référence pour trancher les litiges (qui date de 1887…) est particulièrement ambigu.

Il est en effet issu d’un compromis politique bancal, imaginé dix ans plus tôt, en 1877, pour sortir d’un conflit insoluble portant sur l’élection de 1876. Malgré des alertes déjà anciennes, personne n’a eu le courage de le retoucher. Car, à l’image d’un pays fracturé, le Congrès est divisé et hostile à toute idée de compromis bi-partisan. Comment s’accorder sur le résultat du vote dans ces conditions ? On dit souvent qu’en démocratie l’élection est le meilleur « juge de paix ». Cette année, pour beaucoup d’Américains, elle pourrait ressembler plutôt à un saut dans l’inconnu.