Le « zéro » des mers fixé à Port-Vendres par François Arago : une légende locale ?

Guy Jacques, océanographe, directeur de recherches émérite au CNRS

Dans François Arago, l’oublié (2016), m’intéressant au rôle d’Arago pour convaincre les pouvoirs publics d’observer les hauteurs d’eau en plusieurs points des cotes de la France, j’ai écrit ceci :

« Devant l’obélisque de Port-Vendres dans les Pyrénées-Orientales, élevé à la gloire de Louis XVI en 1780, on peut voir le panneau suivant : « F. Arago, le point zéro de l’Obélisque de Port-Vendres ». Après avoir fait le choix du système métrique pour remplacer les anciennes mesures, François Arago se devait de choisir un lieu pour fixer l’origine des nouveaux calculs du nivellement de la France. Originaire d’Estagel, il connait l’existence de la ville nouvelle de Port-Vendres et des travaux qui y sont menés par les ingénieurs du Génie, dès 1773, pour la création du port. Il porte donc son choix sur ce lieu. C’est dans l’axe du bassin, au niveau moyen des marées de la Méditerranée qu’est placé un macaron de bronze, repère géodésique fixant le point zéro. Pour faciliter l’arpentage, ce point est reporté sur la partie gauche du socle de l’Obélisque, face au bassin du port. Actuellement la mire gravée dans le marbre rouge et blanc de Villefranche-de-Conflent avec ses chiffres (de bas en haut : 993. ; 992,5. ; 992.) est toujours visible. Seuls les restes de la dorure sont effacés à la suite d’un ponçage malheureux. Le macaron de bronze du bassin a sans doute disparu lors du minage des quais en 1944. Ainsi, le premier nivellement général de la France en système métrique a-t-il comme origine, par la volonté de François Arago, le repère dans l’axe du bassin maintenant devenu le vieux port de pêche de Port-Vendres et son report du socle de l’obélisque ornant l’ancienne place Royale ».

Tout aurait pu en rester là si je ne cherchais pas à corriger les quelques erreurs qui se glissent dans tout ouvrage. Dans cet esprit, j’ai contacté des spécialistes du niveau des mers pour qu’ils m’indiquent en quelle année cette décision avait été prise et combien de temps ce zéro officiel du nivellement de la France était demeuré celui de Port-Vendres. En effet les réseaux établis par Paul-Adrien Bourdalouë, de 1857 à 1864, puis par Charles Lallemand, de 1884 à 1922, sont basés sur le marégraphe du fort Saint-Jean à Marseille. Je ne m’attendais pas que, dans leurs réponses, ils m’indiquent « ne pas être au courant de cette détermination du zéro des mers fixé par Arago à Port-Vendres » !

J’ai donc repris, j’oserais dire « à zéro », mes investigations pour constater des faits troublants :

  • étonnamment, le panneau fixé à la balustrade de l’enclos de l’obélisque n’indique aucune date concernant cet événement. Les deux seules dates qui y figurent sont 1790, pour signaler que c’est à ce moment-là que l’Assemblée constituante fit le choix du système métrique, et 1773, pour la création du port de Port-Vendres par les ingénieurs du Génie ;

  • on ne trouve aucune trace de cette réalisation ni dans l’Annuaire du Bureau des longitudes, ni dans les Procès-verbaux de l’Académie des sciences (1795-1835) puis dans les Comptes-rendus de cette même Académie, créés par Arago en 1835, ni dans les Œuvres complètes d’Arago, ni dans les quatre numéros du Bulletin de la Société philomatique de Perpignan publiés entre 1834 et 1839 et dans le Bulletin de la Société agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales qui lui succède en 1842. Or, si le point zéro du nivellement de la France avait été fixé, il aurait obligatoirement été cité et commenté dans ces revues ;

Une seule source paraît donc « prouver » l’existence de la fixation du point « zéro » à Port-Vendres : le panneau au pied de l’obélisque ! C’est pourquoi, quand l’Ordre des géomètres-experts décida de mesurer le niveau des mers en de nombreux points des côtes françaises, le Ouillade titra : « Le point zéro choisi par François Arago sera vérifié samedi 7 mai 2016. »

Cette « légende locale » a pu naître parce que François Arago, revenant régulièrement dans son département d’origine dont il fut le député de 1830 à 1852, et qui était intervenu à la Chambre des députés pour l’établissement d’un sémaphore au-dessus de Port-Vendres, pour le curage de son bassin et son classement militaire, a probablement évoquer à des édiles locaux son intérêt pour une observation régulière de la hauteur des mers notamment à Port-Vendres.

Il serait intéressant de se pencher sur les archives de la mairie de Port-Vendres pour savoir si un macaron géodésique a, un jour, été fixé dans le bassin du port, mais également de connaître à quelle date a été gravée, sur le socle de l’obélisque, l’échelle graduée. Reste également à en savoir plus sur le texte du panneau métallique installé sur la grille entourant l’obélisque puisque c’est de là que paraît partir toute cette histoire : qui l’a écrit, de quelles sources disposait-il, et quand cette plaque a-t-elle été placée ?

Je suis certain que cet article suscitera des réactions qui apporteront des informations complémentaires précises confirmant ou infirmant mes dires et permettant à la vérité d’éclater.