– Terra Nova

Que peut le numérique
pour les territoires isolés ?

Par Élisabeth Bargès, Victor Bernard,
Thierry Pech, Lionel Janin, Philippe Régnard
Les territoires isolés connaissent un sentiment de décrochage. Et les populations qui y vivent ont le sentiment que la transition numérique, cette mutation structurelle de l’ensemble de notre tissu productif, social et politique, est une menace. Ce rapport, issu d’un groupe de travail présidé par Elisabeth Bargès (Google France) et Thierry Pech (Terra Nova), fait le pari contraire. Il formule sept propositions pour que la transition numérique dans les territoires isolés puisse répondre à un impératif de développement économique et à une ambition d’inclusion sociale et civique.

Synthèse

Les territoires isolés (communes où moins de 25 % des actifs travaillent dans une aire urbaine soit 10 % des communes françaises pour 1,2 million de personnes) connaissent un sentiment d’abandon et de décrochage. Les raisons en sont multiples : la métropolisation de l’économie a conduit à concentrer les emplois et la création de richesses dans le cœur des grandes agglomérations ; la crise des finances publiques s’accompagne d’une raréfaction des ressources budgétaires et, dans certains cas, d’un repli des services publics ; la mondialisation entraîne une nouvelle division internationale du travail et le dépérissement de certains sites industriels excentrés.

Ce climat se traduit, dans les territoires les moins denses, par une multiplication des comportements électoraux de rupture et un ressentiment grandissant à l’égard des métropoles, de la mondialisation, de l’Europe et des mutations technologiques qui sont en train de redessiner nos façons de produire, de consommer, d’échanger… Et les populations qui vivent dans ces territoires ont souvent l’impression d’être les oubliés de l’histoire : le monde qui change ne leur serait en rien bénéfique, il réduirait même pour eux l’horizon des possibles.

Cette étude fait le pari contraire. La transition numérique, qui représente une mutation structurelle de l’ensemble de notre tissu productif, social et politique, n’est pas une menace pour ces territoires. Elle est déjà une réalité, une chance et permet le désenclavement des territoires isolés. Les nouveaux usages et outils permettent d’envisager un développement économique différent, plus déconcentré, une qualité de services publics et de santé réellement égalitaires sur l’ensemble du territoire national et de facto un retour dans le monde rural de populations qui devaient jusqu’alors vivre et travailler dans les grands centres urbains. Cependant, les pouvoirs publics et les syndicats ne sont clairement pas au rendez-vous, il est urgent de mettre en place des cadres légaux et réglementaires propres à permettre le développement de ces innovations et de leur potentiel économique, social et civique.

La transition numérique participe au dynamisme du tissu productif de ces territoires. Elle permet d’accompagner une transition agricole et, avec des moyens peu coûteux, d’optimiser la production, notamment sur plan environnemental. Cependant, les entreprises de ces territoires, si elles veulent largement profiter de cette transition, notamment dans la modernisation de leur mode de distribution et dans l’élargissement de leur zone de chalandise, ont souvent besoin d’un accompagnement ou de formations.

Des données issues d’une collaboration avec Airbnb illustrent le rôle que peut y jouer l’économie collaborative. 30 % des villages ont au moins une annonce Airbnb alors que 2/3 de ces villages ne comptent aucun hôtel. Ainsi, 123 000 personnes ont été accueillies par ce biais, ce qui a généré 14 millions d’euros de revenus supplémentaires pour ces territoires depuis 2012. Les retombées économiques locales peuvent être significatives, via les travaux de réparation, de rénovation et d’entretien engagés par les propriétaires ou via les dépenses réalisées sur place par les voyageurs (loisirs, achats de produits locaux, etc.).

La transition numérique contribue aussi à renforcer l’inclusion sociale. La e-administration constitue une avancée dans la lutte contre les inégalités territoriales en matière d’accès au service public comme le démontre le recours à la déclaration fiscale en ligne dans les territoires isolés (30 % hors données anonymisées contre 38 % au niveau national). Mais cet effort doit être accentué. Le déploiement de la télémédecine pourrait fournir une réponse à l’enjeu d’accessibilité des soins et du maintien à domicile des personnes âgées. Toutefois, l’état actuel du droit et des remboursements en freinent le développement. De plus, il est possible de favoriser le retour de certains salariés dans les territoires isolés par le télétravail, même si le cadre légal du télétravail fait peser encore trop de contraintes sur les entreprises et les salariés désireux de s’y lancer.

Enfin, les problématiques d’accès au réseau, de littératie numérique et de formation doivent être abordés par les acteurs privés, publics et associatifs pour tirer pleinement parti des changements en cours.

Ce rapport formule sept propositions pour que la transition numérique dans les territoires isolés puisse répondre à un impératif de développement économique et à une ambition d’inclusion sociale et civique.

Proposition 1

Créer un Office Régional Numérique dans chacune des régions, point d’entrée unique pour les entreprises (dont les artisans et les agriculteurs) pour les accompagner dans leur transition numérique. L’objectif de ces offices serait de :

  • Rationaliser l’intervention des régions dans l’accompagnement des entreprises,
  • S’assurer de la qualité des services rendus par les différents opérateurs,
  • Aiguiller les entreprises vers les acteurs les plus pertinents selon leur projet.

Proposition 2

Faire toute sa place à l’enseignement des compétences numériques de base dans les formations professionnelles et continues (agricoles, artisanales…). Soit en augmentant le volume horaire consacré à l’acquisition de ces compétences quand cela est possible, soit en introduisant ces compétences dans les modules et programmes de formation existants.

Proposition 3

Favoriser l’essor de l’économie collaborative dans les territoires isolés en offrant un cadre juridico-fiscal stable et non-dissuasif. Cette économie permet en effet de mieux valoriser un capital souvent sous-utilisé (logement, véhicule, matériel agricole…). Les externalités positives potentielles de son développement pour ces territoires méritent, en tout cas, une attention spécifique de la puissance publique.

Proposition 4

Créer un concours national visant la création d’une plateforme numérique pour les Maires, concours à destination des écoles d’informatique et de code. Cette plateforme devra :

  •  Permettre de créer et mettre en ligne en peu de temps un site de la municipalité comportant les fonctionnalités essentielles aux usagers.
  • Etre facilement et directement utilisable par des petites mairies, sans que le coût d’entrée en matière de maîtrise technique des supports ne soit un obstacle à l’utilisation et à l’engagement des personnels.
  • Etre régulièrement mise à jour pour prendre en compte les avancées technologiques.

Proposition 5

Favoriser la mise en place de la télémédecine dans les territoires isolés :

  • Instaurer le remboursement des actes de télésuivi et de téléconsultation dans les territoires isolés sous la forme d’expérimentation locale.
  • Favoriser la création de maisons de santé dans les territoires isolés et assurer leur raccordement au réseau afin d’en faire l’échelon local de référence de la télémédecine (télésuivi et téléconsultation).
  • Généraliser d’ici 2022 l’ensemble de la télémédecine et clarifier le régime de responsabilité entre les personnels médicaux et para-médicaux.

Proposition 6

Lever les freins à l’adoption du télétravail salarié en proposant une négociation interprofessionnelle sur le sujet afin de faire évoluer le cadre légal. Il est souhaitable que les partenaires sociaux parviennent à offrir un cadre minimal cohérent applicable à l’ensemble des entreprises, notamment sur les questions de la prévention des risques à domicile et la coordination entre le télétravail et le droit à la déconnexion.

Proposition 7

S’assurer que les dispositifs d’accompagnement pour les personnes rencontrant des difficultés dans leur usage du numérique soient effectifs, accessibles et de qualité :

  • En renforçant le dispositif des Maisons de service au public.
  • En obligeant l’ensemble des entreprises publiques et des administrations à financer le chèque APTIC en contrepartie des réductions de coûts liées à la fermeture des guichets.
  • En s’assurant de la qualité des formations proposées dans le Réseau de la médiation numérique en éditant des cahiers des charges des formations ouvrant le droit à un financement par le chèque APTIC.
  • En encourageant les acteurs de la médiation numérique à s’équiper de dispositif mobile permettant d’aller au plus près des communes isolées grâce à un financement spécifique dans la nouvelle coopérative la MedNum.